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Sans nous (les femmes), le monde vétérinaire s’arrête 

Crédit photo @ Yama's Pictures

À mes géniales collaboratrices, d’hier et d’aujourd’hui,

Depuis dix ans, les femmes jalonnent ma vie professionnelle. " Travailler dans une équipe 100% féminine !  Dur… Ça ne se crêpe pas trop le chignon là-dedans ? ". Question courante... Intérieurement, je lève les yeux au ciel. Le sexisme intégré a encore de beaux jours devant lui. Extérieurement, je souris, j’inspire et je tente d’expliquer.


Cette tribune est également disponible au format audio.

 

Une féminisation massive et rapide 

 

Le milieu professionnel dans lequel nous évoluons est fortement féminisé : les femmes représentent 96% des auxiliaires vétérinaires [1] et 58,6% des praticien·es vétérinaires inscrits au tableau de l’Ordre et cette prédominance s’accentue parmi les moins de 40 ans où nos consœurs atteignent 74,8% des effectifs [2]. Dans l’écosystème de la santé animale au sens large, c’est-à-dire incluant l’industrie pharmaceutique et les petfooder (ou la presse professionnelle pour mon cas), nos interlocuteurs sont bien souvent des interlocutrices. En outre, la profession de vétérinaire, à l’instar des médecins, a connu une féminisation rapide : la première femme diplômée en France est sortie d’Alfort en 1897. Puis, les évènements de mai 68 ont donné une impulsion décisive à la lutte pour l'émancipation des femmes, permettant entre autres à la mixité de s’amorcer dans les professions intellectuelles supérieures habituellement réservées aux hommes. C’est ensuite dans les années 90 que le sex ratio s’est inversé et aujourd’hui, c’est plus de 75% de jeunes femmes qui occupent les bancs de nos écoles. 

Le corollaire… 

Les conséquences de cette féminisation massive et rapide ? Les (vieux) grincheux vous diront que nous les femmes, sommes responsables des changements dans les modalités d’exercice et des désertions du secteur libéral qui causent la pénurie de praticien·ne·s : " elles partent plus tôt le soir, prennent des journées enfant malade, veulent leurs mercredis, elles sont sans arrêt appelés par l’école et passent des coups de fil au pédiatre entre deux consultations " . Vision tronquée et inexacte qui ne prend pas en compte l’inscription d’une réalité dans un phénomène sociologique bien plus large. Il ne faut pas négliger la dangerosité de ces stéréotypes car ils légitiment les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, belles et bien présentes chez les vétérinaires.

Être une femme et travailler 

Pour s’extraire de ces préjugés intériorisés, il faut adresser plus largement le sujet, c’est-à-dire accepter de regarder la partie immergée de l’iceberg et se rendre compte que les femmes effectuent au quotidien, en parallèle de leur vie professionnelle, un travail colossal et invisible constitué non seulement de tâches concrètes mais aussi de travail émotionnel (qui se définit par l’investissement émotionnel qu’on met à se préoccuper des autres : la façon dont on les écoute et dont on s’adresse à eux). Travailler avec des femmes, c’est avant tout travailler avec des  " humains socialisés comme des femmes " , c’est-à-dire à qui on a appris à se soucier des autres, à être " gentilles ", à exprimer leurs émotions, à ne pas protester, à étouffer leur colère et à surtout ne pas trop en demander. Travailler avec des femmes, c’est travailler avec des compagnes qui chaque jour, passent 1h15 de plus que leur conjoint à effectuer des tâches ménagères [3]. Charge domestique.  C’est travailler avec des épouses qui accueillent les émotions de leurs maris et leur offrent affection et écoute active en toutes circonstances. Charge affective et psychologique. C’est travailler avec des mères qui assurent les deux tiers du travail familial, qui consacrent presque 1h de plus par jour aux tâches parentales que les pères et qui passent 6 fois plus à temps partiel qu’eux (31% des femmes contre 5% des hommes) pour s’occuper des enfants [4]. Charge parentale et éducative. C’est travailler avec des femmes qui essaient laborieusement de sensibiliser les hommes à ces sujets. Charge pédagogique. Enfin, c’est travailler avec des filles, des sœurs, des amies, qui prennent aussi soin de leurs parents, de leur fratrie, de leurs proches et qui sont en première ligne lorsque quelque chose ne va pas… Charge relationnelle amicale et familiale. En somme, travailler avec des femmes, c’est travailler avec des personnes qui jonglent sans arrêt entre leurs vies personnelle et professionnelle, tentant bon an mal an, de trouver un équilibre précaire. Et tout cela, c’est de la charge mentale et émotionnelle ! Quand on m’explique que les femmes sont trop  " émotives " ou " fragiles " (elles sont 50% plus sujettes à la dépression [5]), j’ai de plus en plus de mal à garder mon calme. Nous ne sommes pas psychologiquement plus faibles, nous sommes soumises à beaucoup plus de contraintes ! Nous nous baladons avec des valises de charge mentale tellement lourdes que nous ne pouvons pas les laisser à la porte de notre lieu de travail.  

Une profession qui se féminise est une profession qui risque de s’appauvrir  

Vétérinaire est un métier anciennement plébiscité par les hommes, donc pour lequel on a valorisé la rationalité, la technicité, l’argent, la charge de travail qui sont des champs qu’on encourage les hommes à investir. En trente ans, nous les femmes, sommes arrivées massivement dans la profession, socialisées comme telles, c’est-à-dire éduquées à " prendre soin ", à être empathique, à pratiquer l’introspection, bref à tout ce que les théories différentialistes ont longtemps considéré comme des caractéristiques féminines " naturelles ". Nous avons dû trouver notre place dans une profession masculinisée, qui, à l’image de la société, s’est développée sur la vision d’un travail productif, marchand et technique qui dissonait avec notre socialisation genrée. Petit à petit, la société évoluant, nous avons insufflé nos qualités émotionnelles dans notre travail, ce qui a mécaniquement provoqué l’augmentation de notre charge émotionnelle quotidienne. En outre, ces qualités ont encore du mal à être perçues comme telles dans une profession dans laquelle subsistent des valeurs masculines fortes car il existe malheureusement encore une injuste disqualification de ces savoir-être féminins. 

Si le métier de praticien·ne n’est pas à proprement parler un métier du " care " (comme les infirmières, assistantes sociales, auxiliaires de vie, assistantes maternelles, etc.), il est très exigeant en matière de travail émotionnel et relationnel avec les client·e·s, patient·e·s et salarié·e·s (Notons en revanche que celui d’ASV rentre dans cette catégorie : il s’agit bien d’un métier qui consiste à " prendre soin ", indispensable, faiblement rémunéré et exercé en grande majorité par des femmes.) Nous acceptons plus volontiers les contrats précaires et occupons majoritairement les temps partiels pour faire face à la charge domestique et parentale qui est la nôtre. Or on estime, socialement, que ces métiers du " care " font appel à des qualités naturelles chez les femmes, et donc qu’ils ne méritent pas d’être récompensés. Ne pas en prendre conscience, c’est risquer de subir la dévalorisation des métiers dits “ féminisés ” car c’est une constante sociétale : une profession qui se féminise est une profession qui se paupérise !  

Quelles solutions 

Ce rapport inégal d’exploitation n’est pas une fatalité. Le changement peut être amorcé par des choses toutes simples : chausser ses lunettes d’abord, cesser de nous invisibiliser ensuite. Il est intéressant de noter par exemple que dans une profession féminisée à 75%, il faut encore se battre pour être représentées ou tout simplement pour avoir le droit d’accoler un tout petit " e "  à la fin de notre " Dr " . Ensuite, nous pouvons changer individuellement et collectivement notre rapport au " care ". Il s’agit de reconnaître sa valeur, ainsi que les compétences et l’énergie qu’il demande. Valoriser, partager équitablement le travail émotionnel et le rémunérer est une question de justice sociale. Individuellement et pour nous préserver, nous pouvons également décider, en conscience, des raisons, des moments et des limites dans lesquelles nous acceptons de faire bénéficier nos clients et collaborateurs de nos capacités d’écoute, d’empathie et d’intelligence émotionnelle. Et enfin, la solution avec un grand " S ", celle qui changerait vraiment la donne : que nos conjoints, nos amis, nos frères, nos collègues et nos confrères prennent conscience que les changements professionnels commencent à l'intérieur des foyers et qu’ils décident enfin de prendre leur pleine part du travail parental et ménager ! Tout ceci changerait notre manière de faire société et donc de faire profession. 

Une journée pour prendre conscience et rendre hommage 

Aujourd’hui, 8 mars, Journée internationale (de lutte) pour les droits des femmes, moment fort de l'action militante et institutionnelle qui arrive quatre jours après un évènement historique qui fait de la France le premier pays du monde à avoir constitutionaliser l’IVG, prenons un instant pour réaliser que l’exploitation économique et sociale des femmes est une forme de violence de genre. Aujourd’hui, vétérinaires, ASV, femmes de toutes conditions, nous sommes toujours victimes d’inégalités de répartition du travail domestique et familial et de discrimination salariale. Nous effectuons par ailleurs quotidiennement, dans le milieu professionnel comme à la maison, un travail émotionnel gratuit et invisibilisé. Pour autant, ne perdons pas ce qui fait notre identité de femmes (ni notre optimisme) mais rappelons-nous à l’affirmation de nous-mêmes et à notre assertivité. Seules nos indignations, nos voix fortes et nos actions pourront faire bouger la société et nos institutions pour obtenir enfin l’égalité. Et surtout n’oublions pas que sans nous, le monde vétérinaire s’arrête…  


Alors, non, dans une équipe 100% féminine, comme celle à laquelle j’ai la chance d’appartenir aujourd’hui, on ne se crêpe pas le chignon : on se serre les coudes ! Et aujourd’hui plus que tout autre jour, je voulais rendre hommage à mes collaboratrices car elles ont des super-pouvoirs. Elles excellent dans le multi-tâche, savent gérer des emplois du temps ministériels mais surtout elles ont une grande intelligence émotionnelle et savent déployer des trésors d’énergie et d’ingéniosité pour développer des techniques d’écoute, de communication et de résolution de conflits.  

 

 

Marine Slove,
Vétérinaire & Éditrice associée

 

Ressources documentaires et bibliographiques :

[1] A. Vasseur. Les reconversions professionnelles chez les ASV, 2021, [En ligne]. Disponible sur : https: These_Ariane_Vasseur_LES_RECONVERSIONS_PROFESSIONNELLES_CHEZ_LES_ASV.pdf [Consulté le : 6 mars 2024] ; 

[2] Atlas démographique de la profession vétérinaire 2023, l’Observatoire nationale démographique de la profession vétérinaire, 8ème édition, [En ligne], Disponible sur : https://www.veterinaire.fr/system/files/files/2023-12/ATLAS-NATIONAL-2023%20V07122024.pdf [Consulté le : 6 mars 2024] ;  

[3] Observatoire des inégalités, [En ligne], Disponible sur :  https://inegalites.fr/que-faire-partage-taches-menageres [Consulté le : 6 mars 2024] ;  

[4] Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), Enquête « L’articulation entre vies familiale et professionnelle repose toujours fortement sur les mères », 05 mars 2024, [En ligne], Disponible sur : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2024-03/ER1298.pdf  [Consulté le : 6 mars 2024] ;  

[5] Organisation Mondiale de la Santé (OMS), « Trouble dépressif (dépression) », 31 mars 2023, [En ligne], Disponible sur :  https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/depression [Consulté le : 6 mars 2024]. 

 

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