Qu'est-ce que la fatigue compassionnelle ?
"Je pense, donc je suis" (Descartes)
Les cours de philo sont (parfois) un peu loin mais vous vous souvenez probablement du fameux "Je pense, donc je suis" de Descartes. L'humain est un être de pensées. Régies par nos émotions et nos conditionnements (notre éducation), les pensées envahissent en permanence notre cerveau.
Avez-vous déjà fait l'essai de ne penser à rien pendant un exercice de méditation ? Sans un bon entraînement, mission impossible ! Cette constante rumination mentale est non seulement énergivore mais elle participe également à ancrer durablement certaines pensées dans notre quotidien. Et malheureusement, ce sont rarement les meilleures…
En effet, nos pensées sont filtrées par notre cerveau par le biais de négativité. Indispensable à notre survie, ce biais donne plus d'importance à une information négative qu'à une information positive.
Bon d'accord, quand on se fait courser par un ours et qu'au même moment on admire un joli arc-en-ciel, cela peut être pratique que ce biais de négativité nous pousse instinctivement à nous focaliser sur l’ours. Mais on doit bien avouer que dans notre quotidien bien rodé (et assez loin des ours pour la plupart d'entre nous), ce biais de négativité nous plombe surtout le moral.
Et cela mène souvent à ça :
Vous l’entendez, vous aussi, cette petite radio intérieure en bruit de fond de votre journée ? Et si je vous disais que ce brouhaha incessant était une des composantes majeures de la fatigue compassionnelle ?
Définition de la fatigue compassionnelle
Beth Hudnall Stamm, enseignante chercheuse américaine, définit la fatigue compassionnelle comme l’association entre l’épuisement professionnel et le stress traumatique secondaire [2].
L’épuisement professionnel, ou burn-out, est un stress chronique professionnel, conséquence d’un déséquilibre entre une forte implication et les exigences de son métier.
Le manque de reconnaissance, un salaire trop bas ou une frustration dans l’attribution des congés peuvent également contribuer à éteindre progressivement la motivation et l’envie du salarié : « Les personnes qui entrent en burn-out sont comme des allumettes qui ont épuisé toute leur énergie et qui s’éteignent. » [3]
Le stress traumatique secondaire, même si moins connu, est pourtant un classique de toute profession de soins. Philippe Zawieja le décrit comme un stress empathique où le contact prolongé et continu avec la souffrance d’autrui provoque une sorte de transfert : « ton trauma devient mon trauma. » [4]
Être ASV, c’est vivre au quotidien avec une communauté, d’animaux mais aussi de clients. Des liens se créent immanquablement avec Mme M. qui nous fait tant penser à notre mamie ou Mr B., client un peu bourru au premier abord mais qui a eu tellement de malchance avec ses animaux. Alors si chaque visite « nouveau chiot » peut être vécue comme un bonheur, la perte d’un animal, suivi depuis des mois voire des années, peut-être également vécue comme une perte personnelle traumatisante.
Ce sont ces mécanismes qui peuvent entamer insidieusement l’équilibre psychologique au travail et mener à la fatigue compassionnelle.
Comment détecter les premiers signes de fatigue compassionnelle ?
Pour nous, comme pour nos collègues, il est important de détecter les premiers indices d’un épuisement professionnel.
Grâce à nos comportements au quotidien, nous pouvons déceler quel est notre niveau de fatigue et mettre en place des actions simples pour casser le cercle vicieux du burn-out.
Sans actions concrètes, les répercussions de la fatigue compassionnelle peuvent être rapidement désastreuses.
Au travail, la perte de motivation profonde peut amener à changer littéralement son comportement.
Certaines phobies ou peurs peuvent apparaître menant à une diminution de la qualité des soins. A l’inverse, un détachement total, le manque d’empathie ou d’investissement peuvent être à l’origine d’erreurs professionnelles qui altèrent parfois durablement la confiance en soi, et les relations avec ses collègues et les clients.
Face à cette situation, deux stratégies d’adaptation existent. La première est l’évitement et consiste concrètement à se désengager de sa vie professionnelle notamment par le biais de prise de congés à la chaîne. La deuxième au contraire est un surinvestissement au travail précipitant alors la spirale infernale de la fatigue compassionnelle.
Du côté privé, la fatigue compassionnelle a également de multiples conséquences, que ce soit sur le plan émotionnel (isolement, changement d’humeur, hypersensibilité…), psychique (addictions), cognitif (difficulté à se concentrer, confusion, trous de mémoire), et même physiques (migraines, palpitations, troubles du sommeil) [5].
Comment agir concrètement ?
Si on est honnête, on s’est tous un peu reconnus quelque part, non ? Alors, par où commencer pour se protéger ?
Etape n°1 : comprendre !
Et pour ne rien oublier, on vous a déniché un moyen mémo-technique sympa :
- Accepter : honorer ses résistances qui viennent de notre éducation, de nos racines, de nos croyances, et de notre vécu. En bref, ce qui fait ce que nous sommes. Et pour les concernés, sachez que même si ce n’est pas dans l’air du temps, l’hyperémotivité est un cadeau.
- Savoir : décrypter nos mécanismes nous aident à mieux les intégrer et à mieux se connaître pour ensuite pouvoir…
- Vite passer à l’action !
Etape n°2 : agir !
On l’aura compris, la prévention de la fatigue compassionnelle se joue à la fois sur le plan professionnel et sur le plan personnel.
A l’échelle d’une structure vétérinaire, le plus important est de calmer le surinvestissement.
Alors cela peut paraître dans un premier temps contre-productif, surtout dans une branche qui a parfois tendance à cultiver le stakhanovisme (mea culpa) : méthode consistant à réaliser des records de rendement ; mais tout le monde commence à le savoir, c’est la clé de la réussite.
L’équilibre vie pro / vie perso est essentiel avec des rythmes de travail adaptés au fonctionnement et besoins de chacun.
Créer une vraie cohésion d’équipe (qui organise le prochain restau team building ?), cultiver l’optimisme, la confiance en soi sont également essentiels. Alors à vos tableaux Velleda® pour afficher fièrement vos réussites de la semaine ou vos « 3 kifs du jour ».
Mais pour aller plus loin, c’est tout une éducation du travail à réformer en profondeur. Mieux informer et former les futures générations d’ASV pour leur donner les armes pour prévenir et au besoin lutter contre ce fléau.
N’oubliez pas les consignes de sécurité entendues dans l’avion qui vous ramenait des vacances : mettre son masque à oxygène avant celui de son enfant, conjoint, voisin de siège. S’aider d’abord pour pouvoir aider les autres !
Bien heureusement, en 2023, nombres d’outils, de méthodes, d’activités, d’applications existent pour pouvoir prendre soin de soi quotidiennement. A vous de choisir ce qui vous parle le plus : sport, méditation, cohérence cardiaque. Même les adeptes du canapé peuvent y trouver leur compte en lisant par exemple « Les 4 accords toltèques », peuple ancestral mexicain qui avait écrit une sorte de code de conduite en 4 mantras simples pour vivre plus sereinement.
Les ASV, comme tout professionnel de santé, sont particulièrement exposés à ce que l’on appelle les risques psycho-sociaux (épuisement professionnel, fatigue compassionnelle…).
Ces risques psycho-sociaux sont de véritables risques professionnels au même titre que l’exposition aux rayons X ou à des maladies animales transmissibles à l’homme. Il est aujourd’hui important d’informer et de former les générations actives, comme les nouvelles générations, afin d’intégrer leur détection et leur prévention dans nos routines professionnelles.
On ne le répètera jamais assez, il faut prendre soin de soi pour (mieux) prendre soin des autres. Alors parlez, partagez, exorcisez ! Combattons ensemble pour se recentrer sur l’essentiel, l’émerveillement de bâtir chaque jour un métier riche de sens.
Anne-Sophie Richard,
Vétérinaire
Ressources documentaires et bibliographiques
[1] P. Mathevet. Apprivoiser ses émotions ou « les émotions sont nos amies », 2022 ;
[2] B. Hudnall Stamm et al. Compassion fatigue. ProQOL, 2021, [En ligne]. Disponible sur : https://proqol.org/compassion-fatigue [Consulté le : 3 janvier 2023] ;
[3] Cohen, P. Susan. Compassion Fatigue and the Veterinary Health Team. Veterinary Clinics of North America - Small Animal Practice. 2007, N°37, pp. 123-134 ;
[4] P. Zawieja, F. Guarnieri. Dictionnaire des risques psychosociaux, 2014, [En ligne]. Disponible sur : https://www.officiel-prevention.com/dossier/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/le-premier-dictionnaire-des-risques-psychosociaux [Consulté le : 3 janvier 2023] ;
[5] E. Bray. Risques psychosociaux et fatigue compassionnelle chez les auxiliaires vétérinaires françaises : une analyse prospective au regard de la délégation d’actes en pratique canine, 2021, [En ligne]. Disponible sur : https://doc-veto.oniris-nantes.fr/GED_CHN/197366891554/na_21_124.pdf [Consulté le : 3 janvier 2023].