262 ans d’histoire de la médecine vétérinaire, 262 ans d’évolutions. Parmi celles-ci, comment ne pas évoquer l’inversion de genre qu’a subi la profession au fil des siècles. Si l'image d'Épinal du vétérinaire a longtemps été associée à la figure masculine, celle-ci n’a pas perduré ! *
Nul doute qu’à l’époque, l’annonce prophétique de la féminisation du métier aurait fait grand bruit... et peu d’hommes auraient certainement parié que les femmes investiraient la scène professionnelle jusqu’à représenter, de nos jours, plus de 57% des praticiens recensés [1] ! Une tendance qui, loin de s’être endiguée une fois la parité atteinte¹, a persisté, plaçant les femmes au cœur des enjeux du monde vétérinaire de demain.
Comment donc expliquer cette transition de genre ? Quelles-en sont les origines et quelles mutations s’y sont alliées ? Flash-back, de 1761 à 2023...
Du XVIIIème aux débuts du XXème siècle : le métier se conjugue au masculin
1761 : Claude Bourgelat crée, sur arrêté du roi Louis XV, le premier établissement vétérinaire de France. Objectif : développer le savoir médical en matière d’hippiatrie et pourvoir à la conservation du bétail, touché par de nombreuses épizooties. La place des femmes dans ce contexte ? Sans surprise, nulle ! Les premiers élèves, médecins, chirurgiens, anatomistes, maréchaux ferrants, sont des hommes et le resteront jusqu’en 1897, date à laquelle Marie Kapsevitch devient la première femme vétérinaire diplômée de France. Plus d’un centenaire s’est ainsi écoulé sans que l’ombre d’une femme ne vienne planer sur ces lieux d’enseignement entièrement masculinisés... La seconde ? Jeanne Miquel, 1934. Des femmes qui font donc office de pionnières dans une époque réfractaire à leur accessibilité au travail. Leurs droits restent relativement restreints dans ce domaine (le droit de vote est encore loin !), la société les cantonne à la sphère du foyer familial.
Au-delà de ce constat sociologique, il est intéressant de s'attarder sur l’image culturelle associée au vétérinaire à l’aube du XXème siècle. Celle-ci est en effet intrinsèquement liée aux modèles professionnels genrés de l’époque. Et sans conteste, les représentations étaient pour le moins... rustiques ! Sa pratique est majoritairement rurale (pour certains, au sein des cavaleries militaires) et on lui associe la figure d’un homme plutôt robuste et bourru, bien loin de son étiquette future de prestige. Des tâches physiques lui incombent, emblématiquement attribuées aux hommes. En bref, la profession est loin de susciter des vocations malgré l’attrait de notabilité qu’elle occasionne. Jusqu’au milieu du XXème siècle, elle reste ainsi une citadelle masculine, investie par certains notables ruraux ou paysans aisés... Une citadelle imprenable pour autant ?
XXème siècle : chiens et chats ont la cote, tout comme leur docteur(e)
Toute évolution, quelle qu’elle soit, transite à la lueur du contexte socio-historique qui la voit éclore. La fin de la seconde guerre mondiale marque un tournant à l’échelle de la profession et plus largement de la France, en proie à des bouleversements sociologiques majeurs. Le monde rural périclite, le mode de vie citadin se développe et les animaux de compagnie jouissent alors d’une grande popularité. Chiens, chats et autres bêtes à poils changent de statut : ils bénéficient d’une proximité familière inédite avec leurs propriétaires, soucieux de leur santé et de leur bien-être. L’image du vétérinaire se modifie alors sensiblement ! Celui-ci devient un référent privilégié, empathique et bienveillant, dédié au soin personnalisé de l’animal. C’est dans ce contexte que la figure féminine vétérinaire émerge.
Le tournant de l'émancipation féminine
Impossible de ne pas revenir sur l’impact des années 60-70 et de l’épisode contestataire de mai 68 dans ce processus ! Les évolutions juridiques quant à la libre contraception et le droit à l’avortement, éloignent les femmes du carcan familial et leur ouvrent les portes de l’enseignement supérieur, dès lors, mixte. L’accès à certains métiers est élargi et le principe de neutralité sexuée appliqué. Autant dire qu'elles ne s’en privent pas ! Ces évolutions historiques deviennent le support de leur ascension. Déterminées et désireuses de gravir des échelons qui leur étaient alors interdits, les femmes investissent progressivement nombre de professions supérieures, profession vétérinaire incluse ! Dans les années 70, elles représentent ainsi 10 à 30% des candidats inscrits au concours d’entrée des écoles françaises [2]. La féminisation est en marche...
Vétérinaire, une destinée féminine ?
À la lumière du nouveau statut qu’acquiert l’animal de compagnie, la médecine vétérinaire prend un essor fulgurant. Et si, autrefois, le métier ne brillait pas par sa côte de popularité, c’est bien un virage à 180° qui s’opère dans l’imaginaire collectif ! La fameuse vocation vétérinaire... la voilà ! Vous savez, celle qui justifie, à chaque repas de Noël, les sempiternelles questions de votre grand-oncle éloigné : “ T'as toujours voulu faire véto toi, non ? ” Voici le contexte dans lequel le mythe prend forme. Et les représentations culturelles des années 60-70 y contribuent nettement ! Rappelez-vous : Marsh Tracy, le vétérinaire iconique de Daktari (dont la fille est passionnée par le métier)... Dr Dolittle, le fameux vétérinaire défenseur des droits des animaux... Les femmes dans tout ça ? Deux d'entre elles vont marquer une génération entière et mettre la cause animale au cœur des considérations publiques : Dian Fossey et Jane Goodall, respectivement primatologue et ethnologue. D’autres images féminines s’implanteront progressivement dans le champ visuel publicitaire, littéraire, cinématographique... jusqu’à ce que Barbie elle-même possède sa propre clinique ! Un nouveau modèle s’impose et imprègne ainsi l’aura de futures vétérinaires en herbe... la féminisation s’amplifie !
“ C’est l’amour des bêtes qui a décidé de ma vocation ” déclare Jeanne Miquel en 1936. Le genre influencerait-il les vocations professionnelles ? Christine Fontanini, sociologue, explique qu’historiquement les femmes ont été nettement plus “ socialisées vers le monde des animaux que les garçons ” [3]. Ceci expliquerait, en partie, qu’elles soient plus nombreuses à vouloir travailler à leurs côtés. Pour Jacqueline Milliet, directrice de recherche au CNRS, les tâches liées aux animaux de compagnie représentent ainsi un “ marqueur de la division du travail par genre ” [4]. Le métier était-il appelé à se féminiser, une fois sa mixité institutionnelle amorcée ?
Les origines de la sur-représentation des femmes dans le domaine du soin ont fait l’objet de nombreuses recherches sociologiques. Car les faits parlent d’eux-mêmes : en 2020, les secteurs de la santé sont féminisés à plus de 90% [5]. Les femmes auraient-elles de plus grandes aptitudes au care² que leurs homologues masculins ? Carol Gilligan, psychologue et philosophe américaine, avance dans ses travaux qu’hommes et femmes ne partagent pas les mêmes critères de décision morale. Ces dernières seraient plus dirigées par leur sollicitude, leur compassion ou leur dévouement envers autrui. Des valeurs qui, pour Carol Gilligan, ne sont pas biologiquement propres aux femmes mais leur ont été socialement assignées [6]. Cette réflexion sur le care a alimenté nombre de débats sur les rapports de sexe dans la société. Les explications sont plurielles et bien évidemment, hommes et femmes ne sont pas tous semblables. Quoiqu’il en soit, la féminisation est actée...
Et de nos jours ?
Les données de l’Ordre pour l’année 2021 sont pour ainsi dire... tranchées ! Les femmes représentent 57,1% des praticiens vétérinaires inscrits au tableau et cette prédominance se renforce sur la tranche des moins de 40 ans où elles atteignent 73,9% des effectifs [1] !
Sans conteste, voici un renversement total de situation ! En 262 ans la profession a transité d’un extrême genré à un autre. Et la parité s’éloigne progressivement... qu’en est-il des nouvelles problématiques que ce déséquilibre augure ? Car si la féminisation s’est accompagnée d’un bouleversement de ses modalités d’exercice (consulter notre article précédent “ Une profession féminisée est-elle une profession qui s’appauvrit ”), il y a fort à parier que cette nouvelle perspective démographique ne soit pas sans répercussions à l’avenir...
Amandine Violé,
Vétérinaire
Ressources documentaires et bibliographiques :
* Cet article s'appuie sur le travail d'Emmanuel THEBAUD que vous pouvez découvrir en ligne : Féminisation, un atout d'image ? Extrait des Journées Nationales des GTV, Reims 2014 : 433-444 Disponible sur : http://www.veterinairesdunord.fr/VetEl/images/IMG/DOC-PDF/p13_Publi1_Feminisation.pdf (N.D.L.R.).
[1] Atlas 2022 démographique de la profession vétérinaire, [En ligne]. Disponible sur : www.veterinaire.fr [Consulté le : 18 avril 2023] ;
[2] Devos N. Les femmes ont mis 200 ans à s’imposer dans la profession, La Semaine Vétérinaire Numéro 1371, 2009 ;
[3] FONTANINI C. La profession de vétérinaire, des projets distincts selon le genre dès la formation initiale. Revue Française de Sciences Sociales, 2020 ;
[4] MILLIET J. La part féminine dans le phénomène animal de compagnie, Si les lions pouvaient Parler ; Gallimard, 1998 ;
[5] Statistiques et études : données de l’INSEE, [En ligne]. Disponible sur : Secteurs féminisés : la parité s’éloigne encore -Insee Analyses Centre-Val de Loire -60 [Consulté le : 18 avril 2023] ;
[6] GILLIGAN C. Une voix différente : pour une éthique du care, 1982.
¹En 2017, la parité parfaite est atteinte : 9119 hommes pour 9119 femmes inscrits au tableau de l’Ordre. Données disponibles sur le site de l’Ordre National des Vétérinaires.
²Care = soin en anglais.