L’année touche à sa fin et les fêtes de fin d’année apportent avec elles leur cortège de merveilles colorées et caloriques. Quelle période plus appropriée pour parler d’émerveillement que celle qui voit la neige recouvrir le paysage de son manteau immaculé et qui allume une lueur de joie dans les yeux des enfants lorsqu'ils découvrent les paquets sous le sapin ?
S’émerveiller, c’est être en mesure de percevoir le beau, le nouveau, le différent, l’intéressant, même lorsqu’il survient fortuitement dans le quotidien, le connu ou même le chaos. C’est l'état d’esprit qu’on attend aujourd’hui de nos leaders, car c’est celui qui donne envie et qui emmène avec soi. Attention, je ne parle pas de la béatitude naïve qui consiste à nier la dureté du monde, ni même d’une version ripolinée et simpliste de la pensée positive. Je parle de ce phénomène neurobiologique qui suscite chez nous des émotions positives et nous permet de lutter contre notre cerveau préhistorique, conçu pour la survie. Le neurologue Rick Hanson, auteur du livre « Le cerveau de Bouddha » utilise la double métaphore suivante : « le cerveau agit avec les expériences négatives comme une bande Velcro et avec les expériences positives comme du Teflon® ». Autrement dit, nous nous souvenons plus aisément de l’embryotome, de la scie fil et de l’odeur putréfiée du congélateur plein que de nos victoires quotidiennes sur la mort et la maladie animales. L’émerveillement, lui, nous permet de déplacer notre centre de gravité émotionnel en nous défocalisant des aspects négatifs des évènements. Il nous rend perméable à la saveur, à l’esthétique, à l’intelligent et nous gratifie d’une bonne dose d’énergie. C’est une petite fenêtre qui s’ouvre dans notre tête… C’est la première gorgée d’eau quand on est assoiffé, c’est la chaude caresse du soleil sur la peau quand le printemps revient, c’est l’odeur du crâne de son nourrisson qu’on inspire avec délice…
Quel rapport avec notre quotidien professionnel, me direz-vous ? Eh bien, l’émerveillement, c’est aussi laisser entrer l’extraordinaire dans notre routine professionnelle, alors qu’on ne l’y attendait plus. Fermez les yeux et convoquez l’étudiant que vous étiez il n’y a pas si longtemps... L’émerveillement du jeune vétérinaire, c’est le fait d’épier son premier poulinage, caché dans la pénombre de l’écurie ; c’est l’incision d’un abdomen pour la première fois et la découverte des viscères brillants et vivants sous ses doigts latexés ; c’est la réanimation d’une portée de chiots grouillants et poisseux ; c’est l’odeur de la paille engluée de sang et de liquide amniotique après un vêlage. Vous vous souvenez maintenant ?
Mais alors, que s’est-il passé entre ces moments-là et maintenant ? Comment sommes-nous devenus d’invétérés blasés, d’inexpugnables désillusionnés ? Comment en sommes-nous arrivés, en quelques années, à un tel niveau de désenchantement ? Peut-être nous sommes-nous laissés happer par la routine, les responsabilités, l’exigence des clients, les tensions entre collègues ? Peut-être sommes-nous engloutis par notre quotidien professionnel marqué par la rapidité d’exécution, la productivité et les soucis de recrutement ? Ainsi, tels des enfants entrant dans l’âge adulte, nous avons peu à peu perdu notre capacité à nous émerveiller…
D’ailleurs, l’état d’esprit que suppose l’émerveillement nécessite de ne pas chercher à tout contrôler, ce qui est très difficile pour nous autres vétérinaires, perfectionnistes acharnés. Apprendre à lâcher prise à des gens qu’on a sélectionné pour leur persévérance (et justement parce qu’ils ne lâchaient rien), c’est difficile…Cet état d’esprit nécessite aussi d’accepter de se laisser surprendre. Demander à des vétérinaires, qu’on a mis sur des rails dès la classe préparatoire, d’appréhender positivement l’inattendu, cela semble compliqué… Il y a d’ailleurs une sérieuse réflexion à avoir là-dessus puisque notre métier consiste en grande partie à gérer de l’imprévu et que les gardes et l’incertitude qu’elles occasionnent en sont une contrainte majeure. Être en capacité de s’émerveiller, c’est aussi savoir accueillir ses émotions. Or, écouter son bouillonnement interne quand on vous a expliqué qu’il fallait encaisser, serrer les dents et ravaler ses larmes en toutes circonstances, ce n’est pas si simple… Par ailleurs, l’émerveillement nécessite d’être capable d’humilité. Apprendre à des vétérinaires, à qui on n’a cessé de dire qu’ils faisaient partie d’une élite et qui portent sur leurs épaules le poids permanent de devoir « faire honneur à sa profession », à avoir une juste perception de leurs forces et faiblesses, c’est difficile. À l’inverse, pour pouvoir s’émerveiller de ce qui nous entoure, il faut s’aimer soi-même et avoir confiance en soi. Compliqué lorsqu’on souffre d’un syndrome de l’imposteur bien enraciné... S’ouvrir à l’émerveillement, c’est enfin accepter d’être changé. Apprendre à des vétérinaires à enrichir leur système de représentations alors même qu’on leur répète inlassablement que “c’était mieux avant” et qu’ils appartiennent à une corporation aux traditions séculaires, c’est forcément compliqué…
Alors quoi ? Se résigner à l’indifférence ? Accepter la désillusion ? Certes non… Car renoncer à l’émerveillement, c’est se résoudre à l’ennui, à la perte de sens, au désenchantement. C’est démissionner. C’est mourir à petit feu… Mais alors que faire pour voir à nouveau que, dans notre métier (surtout dans notre métier bon sang !), se cache chaque jour du beau, du doux, de l’utile, du profitable ? Il suffit peut-être d’ouvrir les yeux pour regarder, et non plus seulement pour voir. De tendre l’oreille, pour écouter, et non plus seulement pour entendre. Une forme de vision et d’écoute active, en étant présent et attentif à ce qui nous entoure. Alors peut-être nous rappellerons-nous que l’émerveillement peut être déclenché par des événements fugaces : un geste réconfortant, un sourire, un rayon de soleil à travers la fenêtre… Et si nous étions capables d'être à nouveau émerveillé par un quotidien qui nous faisait rêver quand nous avons fait le choix de devenir vétérinaires, tout simplement en posant en conscience un regard neuf sur les choses qui nous semblent routinières et banales ? Alors, le dessin de l’enfant dont on a sauvé le chien nous émouvra à nouveau ; le café chaud partagé avec l’éleveur à 4h du matin après une césarienne compliquée aura le goût de la victoire et le lever de soleil sur la campagne dentelée de givre à travers le pare-brise nous subjuguera. Ainsi, nous regarderons la couleur rouge vif du tissu de granulation d’une plaie béante comme un phénomène biologique extraordinaire. Nous considérerons la première césarienne effectuée en solo par la petite dernière de l’équipe avec admiration. Et qui sait, peut-être même verrons-nous qu’il y a quelque chose d’apaisant, de serein, dans l’injection libératrice de barbituriques que nous pratiquons si souvent.
L’émerveillement professionnel, ce n’est rien d’autre qu’un surcroît de sens et de créativité. Expérimenter, se déconnecter, remettre de l’extraordinaire dans la routine, bousculer ses habitudes, poser un regard neuf, sortir des sentiers battus, ce sont là autant de moyens de faire entrer l’émerveillement dans nos vies professionnelles. S’émerveiller, c’est la résolution collective que nous devrions tous prendre en 2023 (même si je sais que beaucoup d’entre vous sont, comme moi, d’éternels émerveillés). Alors merveilleuse nouvelle année à tous !
Marine Slove,
Vétérinaire & Éditrice associée