La confraternité est une valeur fondamentale des professions réglementées, comme la nôtre. Chez les vétérinaires, elle s’exprime dans le respect mutuel, l’échange de savoirs, l’entraide face à des cas complexes, et parfois même le renvoi de clients pour des soins spécialisés. Mais cette solidarité s’étend-elle au portefeuille ? En d’autres termes, les vétérinaires pratiquent-ils des tarifs spécifiques ou des réductions pour leurs confrères et consœurs ou bien la confraternité trouve-t-elle sa limite au seuil de la caisse ? Eh bien ça dépend… Et comme dirait Zézette épouse X (oui, c’est la période donc on ne se prive pas de références cultes) : " ça dépend, ça dépasse " !
Une tradition de " services rendus "
Historiquement, chez les vétérinaires, il existe une tradition implicite d’entraide financière ou symbolique entre confrères. Cela peut prendre la forme d'actes gratuits ou à prix coûtant, comme une consultation ou un vaccin, ou bien d’un simple échange de services (par exemple : " Je soigne ton animal, tu m’aides sur une intervention chirurgicale compliquée "). Ces pratiques sont parfois perçues comme un prolongement naturel de la confraternité. L’idée sous-jacente est que nous partageons une même vocation, une même déontologie, et qu’on ne devrait donc pas se " facturer entre nous " comme des clients classiques. Cela repose aussi sur un sentiment d'équité : chaque vétérinaire pourrait, à son tour, bénéficier d'une telle faveur chez un autre confrère. Encore que… Comment s’affranchir de ce principe d’équité ou de réciprocité avec les confrères et consœurs qui ne sont pas en exercice libéral ? Quid des vétos qui sont " vétérinaires autrement " à l’instar des ISPV, de ceux qui travaillent dans l’industrie pharma ou encore qui se sont reconvertis ? Et les cas sont nombreux comme en témoignent de nombreux épisodes du merveilleux podcast Vet’o micro (en toute objectivité !) qui mettent en lumières les mille et une façons d’être vétérinaire.
En pratique, les attitudes des vétérinaires face à cette question varient donc largement. Il y a ceux qui pratiquent des réductions ; certains choisissent d’accorder des remises ou des gratuités, particulièrement dans des relations professionnelles de proximité (anciens coPromo, voisins géographiques…). Ces gestes témoignent souvent d’une marque de respect et de reconnaissance mutuelle. Et ceux qui appliquent les tarifs standards. En effet, ils estiment que chaque prestation a une valeur intrinsèque et qu’il est légitime de la facturer, même à un confrère ou une consœur. La base de leur raisonnement repose sur une logique simple : soigner un animal mobilise du temps, des ressources (médicaments, équipements) et génère des charges. Il n’est donc pas possible de systématiser les gestes commerciaux, surtout si l’on considère la grande famille des vétérinaires et le réseau (parfois très large) que l’on se fait à partir de notre entrée à l’école véto ! On imagine sans peine le manque à gagner si on soigne pro bono tous les animaux de compagnie de nos potes de promo, ceux de nos poulots, ceux de nos voisins qui font de l’équine pure… Un gouffre !!
La réalité économique : une confraternité en tension
Pourtant, dans le contexte actuel, cette tradition est de plus en plus mise à l'épreuve. Et les raisons ne manquent pas pour expliquer pourquoi la question des tarifs entre vétérinaires devient plus délicate. Dans le désordre (car nous n’avons fait ni panel, ni sondage, ni stats sur le sujet), on peut citer :
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l’augmentation des charges et des coûts : ça n’est pas un secret, la gestion d’une structure vétérinaire est de plus en plus coûteuse. Entre les loyers, les équipements médicaux onéreux (IRM, échographes, laboratoires d’analyses) et la rémunération du personnel, les marges bénéficiaires sont souvent limitées. Faire un geste financier, même pour un confrère, peut donc être plus difficilement envisageable pour certaines structures.
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la pression des clients " lambda " : si un vétérinaire fait systématiquement des réductions ou des actes gratuits pour ses confrères, cette politique peut alors être perçue comme inéquitable par les clients réguliers, surtout dans un environnement où la transparence tarifaire correspond à une forte demande.
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la professionnalisation accrue : avec l’émergence de réseaux de cliniques et des groupements, la gestion des structures s’apparente davantage à celle d’une entreprise classique. Dans ce contexte, chaque prestation doit être facturée pour respecter les objectifs économiques, quelle que soit l’identité du client.
Aujourd'hui, la confraternité ne se mesure plus uniquement en termes d’actes gratuits ou d’échanges informels, elle doit, de fait, être quelque peu redéfinie. Elle peut ainsi se traduire par des conseils téléphoniques, des orientations vers un spécialiste ou une prise en charge prioritaire en cas d’urgence. La solidarité au sein de notre profession devient davantage immatérielle, et peut-être est-ce là une véritable preuve de confraternité ?
La confraternité : une éthique, pas une obligation
Notre déontologie insiste sur l'entraide entre confrères, mais elle ne dicte pas de règles spécifiques sur les politiques tarifaires. La confraternité est davantage une valeur morale qu'une contrainte réglementaire. Ainsi, chaque vétérinaire est libre de fixer sa position. Si certains considèrent que la solidarité implique de prendre en charge l’animal d’un confrère à prix réduit, d'autres estiment, en revanche, que la confraternité se limite au conseil.
Cette question met en lumière une tension inhérente à toutes les professions de santé (oui même si nous dépendons du ministère de l’Agriculture et non de celui de la Santé…) : comment conjuguer une vocation fondée sur l’éthique et l’altruisme avec une réalité économique de plus en plus exigeante ? Comme dans d’autres professions corporatistes, cette question tarifaire entre vétérinaires soulève un paradoxe. D’un côté, la logique corporatiste repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté professionnelle soudée, qui devrait encourager des gestes de solidarité. De l’autre, l’exercice libéral impose des contraintes financières et une standardisation des pratiques, qui tendent à éclipser les relations privilégiées entre confrères.
Alors, la confraternité chez les vétos s’arrête-t-elle au portefeuille ? Pas nécessairement. Mais elle évolue, prenant des formes nouvelles, moins visibles. Si les réductions ou les gratuités tendent à se raréfier, l’entraide demeure essentielle : un appel pour un avis sur un cas difficile, un échange de matériel en urgence, ou la prise en charge prioritaire d’un animal malade sont autant de gestes qui traduisent une véritable solidarité. En fin de compte, quel que soit le " camp " auquel on appartient, il me semble essentiel de ne pas perdre de vue que la confraternité ne se mesure pas seulement en termes de chiffres en bas d’une facture. Elle repose avant tout sur une disponibilité, un respect mutuel et un engagement commun envers le bien-être animal. Si elle ne passe plus systématiquement par des remises tarifaires (et on peut légitimement comprendre pourquoi…), elle doit rester un pilier de notre profession, une valeur centrale, un témoin de notre capacité à travailler et évoluer ensemble, bien au-delà du seul cadre économique.
Annabelle Orszag,
Vétérinaire